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Les difficultés à utiliser les fonds mis à disposition du musée Carnavalet nous ont conduits à élargir au musée du Petit Palais la convention avec Paris-Musées. Cet élargissement était effectif début 2025. Il a connu une première application de taille avec l’acquisition dans la vente Artcurial du 26 mars de deux dessins importants, l’un de Greuze, l’autre de la fin du XVIe siècle français. Ce dernier est un modèle de plat orfévré ou émaillé de grand format (38,8 x 53,2), sans doute à l’échelle du plat, et le filigrane du papier permet de le dater de la deuxième Renaissance, vers 1550-1590. Le motif central est un Bacchus étendu sur une masse de raisins au centre d’un bois. Il est entouré d’une farandole de faunes et de putti. Le marli est richement décoré de multiples scènes de personnages dansant ou jouant de la musique, tirant une chèvre ou un âne ; on distingue aussi un montreur d’ours et un oiseleur.
L’expert de la vente l’attribue au maître de Flore en raison de deux dessins proches qui sont au Met et au Louvre, mais on ne retrouve pas ici les figures alanguies typiques de ce maître. Il note toutefois la proximité de certains motifs avec ceux de plusieurs tapisseries et dessins d’Antoine Caron : farandoles de putti, montreur d’ours et oiseleur, que l’on retrouve en particulier dans son dessin de 1573, La Cour de France quittant le château d’Anet, au Louvre.
Mais selon lui le dessin ne correspond pas techniquement au corpus connu de Caron, dont on ne retrouve pas le style. Toutefois, il a manqué une référence essentielle qui rattache clairement ce dessin à une autre œuvre de Caron : il s’agit d’une des illustrations de la troisième édition des Images ou tableaux de platte peinture des deux Philostrates, sophistes grecs, de Blaise de Vigenère, parue en 1615 chez la veuve L’Angelier et dédiée au prince Henri II de Condé. Antoine Caron avait dû préparer l’illustration du livre avant sa mort en 1599 : dix des gravures portent son invenit, les autres sont considérées comme provenant soit de lui, soit de son atelier (voir Antoine Caron, le théâtre de l’histoire, exposition de 2023 à Écouen, p. 71-77).
La référence importante se trouve au chapitre Les Andriens ; son thème est le voyage que font Bacchus et Ariane à l’île d’Andros qui produit un vin réputé. Ils sont bien accueillis par la population qui leur fait fête. Il s’agit d’un thème dont s’est déjà saisi le Titien pour un tableau célèbre actuellement au Prado. La gravure non signée montre le dieu étendu sur un tas de raisins d’où s’échappe le jus, dans la même position que sur notre dessin. Des personnes dansent autour de lui, d’où le nom de la gravure : La Bacchanale des Andriens. Seule différence avec le dessin, la scène se situe au bord de la mer avec sur l’eau une galère où Ariane semble attendre. Il y a juste un bouquet d’arbres sur la gauche qui évoque le bois du dessin, dont le style est très proche. On peut donc penser que les deux viennent de l’atelier de Caron, ce qui nous donne un éclairage nouveau et fascinant sur le fonctionnement de cet atelier, avec récupération des motifs pour différents usages !
La technique du dessin nous en apprend plus sur son usage : plume et encre brune, lavis brun et lavis d’indigo, rehauts de gouache blanche sur traits de crayon noir. Ces teintes de lavis induisent une vraie picturalité, laquelle suggère qu’il s’agit de l’œuvre d’un peintre qui conçoit son modèle en y intégrant une gamme chromatique, à l’instar de Rubens et de sa peinture La Naissance de Vénus (National Gallery de Londres), alors que les dessins de ce type sont généralement réduits à des contours à la plume pour rendre les feuilles plus lisibles aux artisans chargés de les transposer. C’est peut-être comme pour le Rubens un modèle de plat d’orfèvrerie, mais cette polychromie suggère qu’il pourrait aussi s’agir d’un modèle de plat émaillé ou mieux encore d’un plat de terre vernissée de la suite de Palissy, qui connaît vers 1600 un véritable âge d’or avec une profusion de créations originales, principalement en platerie, mais aussi en ronde bosse comme la crèche que la fondation a offerte au Louvre en 2023.
La question est de savoir si le modèle fourni a été utilisé. Son excellent état, qui le rend si rare, nous donne une réponse : généralement, les modèles remis aux ateliers chargés de les transposer étaient tellement malmenés qu’on ne les conservait pas. Mais peut-être est-on trop pessimiste et retrouvera-t-on un jour le plat au Bacchus ! Néanmoins, on peut souligner que les gravures des Philostrates ont inspiré la réalisation d’au moins un plat, qui n’est pas de l’époque que l’on attendait : il s’agit d’un plat de faïence de Nevers de la fin du XVIIe aujourd’hui au Louvre (OA 2019). Tous les motifs de sa frise sont tirés de ce recueil des Philostrates !
Reste la qualification du dessin : en l’état actuel de la recherche, le Petit Palais le présente comme de l’entourage de Caron. Or le seul dessin conservé de la série des Philostrates, qui illustre le chapitre Les Fables, donné à Caron et conservé à Copenhague, présente des similitudes de style avec la frise périphérique dont on constate la qualité. N’y aurait-il pas deux mains, l’une pour le motif central, plus maladroit (comme d’ailleurs l’ensemble des gravures de la série !), l’autre pour la frise ? Si l’on peut raisonnablement attribuer à Caron la frise, il reste à déterminer lequel des membres de l’atelier a dessiné le Bacchus, sachant qu’il avait trois gendres qui ont travaillé sur les Philostrates, Thomas de Leu, Léonard Gaultier et Jaspar Isaac, sans compter son collaborateur Gervais Jouen. Quant aux faunes et putti qui dansent autour de ce Bacchus, ils pourraient être de Caron lui-même. Des études complémentaires sont donc nécessaires. Mais il est d’ores et déjà clair que cette acquisition fera avancer l’histoire de l’art sur le fonctionnement de l’atelier de Caron, la récupération des motifs inventés par le maître pour des usages divers ou ses liens avec l’art décoratif.
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L’autre dessin acquis dans d’excellentes conditions est un des derniers dessins de Greuze, datable autour de 1801. Il s’agit d’un grand format (47,5 x 59,5), pierre noire, encre noire et lavis gris. Après la mort de Greuze en 1805, il a été gardé par la famille et vendu par sa fille Caroline en 1843.
Un peu avant ce dessin, Greuze avait peint un tableau (118 x 148), Le Premier Sillon, aujourd’hui au musée Pouchkine, dont on conserve aussi le dessin préparatoire. Son thème est agricole et moralisateur comme celui de notre dessin : il représente un cultivateur âgé qui remet sa charrue à son fils, lequel va prendre sa suite. On touche ici aux thématiques de la transmission familiale et de la formation des jeunes générations qui ont déjà fait le succès de Greuze auprès des connaisseurs tels que La Live de Jully.
Quant à notre dessin, il a été décrit par une des élèves de Greuze, Caroline de Valory, qui a été sa première biographe en 1813. Elle explique que le peintre se promettait de faire un pendant au Premier Sillon mais n’a pas mis son projet à exécution. Il appelait le dessin La Veuve et son seigneur ou La première indulgence, dit-elle. La conservation du Petit Palais propose de voir dans l’homme qui se tient au centre le propriétaire des terres cultivées que la veuve de l’agriculteur, ses enfants et son journalier implorent d’avoir un geste magnanime alors qu’ils affrontent des difficultés financières. La dramatisation de la scène traduit leur désarroi.
Ce genre de scène sociale et moralisatrice n’était plus guère à la mode en 1800, et encore maintenant, ce sont surtout ses portraits de jeunes filles qui assurent le succès de Greuze auprès du public. Le mécène, par contre, après avoir offert un portrait du lieutenant de police Lenoir à Carnavalet, a tenté sans succès d’acheter une de ses scènes de genre, Les Écosseuses de pois, et on peut se réjouir que le Louvre ait acquis récemment un de ses tableaux emblématiques, La Lecture de la Bible.
Il y a deux différences entre Le Premier Sillon et La Veuve et son seigneur : une différence de taille des personnages, plus grands dans le second projet, et une trouée dans les arbres qui donne plus d’espace à la scène pour le premier projet. C’est peut-être pour cette raison que Greuze, après avoir envisagé d’enfermer la scène du second dans un bois, a voulu réagir en éclaircissant la partie droite pour mieux mettre en valeur les personnages en estompant cette partie du bois. C’est la technique dite du lavis texturé, qui utilise généralement un pinceau sec pour donner un effet frotté. Mais cela a été relevé par l’expert comme un défaut (lavis frotté), une remarque qui nous a permis d’acheter à bon compte ! En réalité, ce dessin nous fait pénétrer au cœur de la création par l’artiste, de ses hésitations et des solutions techniques qu’il adopte pour corriger la présentation. Le prétendu défaut nous révèle le processus créatif de Greuze ; il devient ainsi une qualité !
Le Petit Palais avait un double intérêt à acquérir ce dessin : d’abord, il rejoindra dans les collections le dessin préparatoire d’un autre tableau emblématique du peintre, L’Accordée du village, ce qui permettra d’utiles comparaisons sur l’évolution de son style, ensuite le musée prépare pour la fin de 2025 une exposition Greuze.